Alexis II : Mon message a la France
A la veille de sa visite a Strasbourg et a Paris, le patriarche de Moscou a choisi   « La Vie » pour parler de l'avenir de l’orthodoxie russe et de son desir de dialogue avec l’Eglise catholique.

De notre envoye special, a Moscou, Jean Mercier.
Interpretes Alexandre Siniakov et Sabbas Toutounov

Il nous recoit autour de la table ou il se reunit souvent avec les hauts prelats de son Eglise. En plein centre de Moscou, Alexis II nous a donne rendez-vous dans son quartier general administratif, non loin de sa cathedrale du Saint-Sauveur, reconstruite a l’identique apres avoir ete rasee par Staline en 1931. Le « pape » de l’orthodoxie russe a la barbe imposante, la voix grave et des yeux tres noirs. Sur son front et ses epaules, un seraphin brode au fil d’or nous fixe comme depuis l’eternite. Au menu de l’interview, sa prochaine venue en France du 1er au 4 octobre, a l’invitation de l’Eglise catholique, la premiere visite d’un patriarche de Moscou dans l’Hexagone. L’enjeu majeur du voyage est ?cumenique (voir notre analyse page 23). Alexis II vient aussi temoigner de la metamorphose de l’orthodoxie russe. Passee des catacombes au statut de premiere puissance symbolique au sein du plus grand pays de la planete, elle est le reservoir sur lequel un « nouveau monde » refonde son identite… Au point qu’il est difficile de distinguer ce qui releve de la recherche des racines ou de la quete de Dieu. Mais foin de nos reflexes de pensee francais! ­L’Eglise russe est une incarnation profonde du christianisme dans une culture. Alors que le catholicisme pourrait exister sans la France, l’orthodoxie russe ne pourrait exister sans le pays et la ­culture qui la portent. Bien au-dela du cliche qui prevaut souvent d’une Eglise conservatrice et nationaliste, Alexis II nous parle d’une mutation reelle et d’une forte volonte d’ouverture. Et, surtout, appelle le christianisme europeen a penser, d’Est en Ouest, une veritable strategie geo-­spirituelle pour assurer son avenir sur le Vieux Continent.

La Vie. Que represente pour vous cette visite en France ?

Alexis II.
C’est la premiere fois que je viens chez vous en qualite de patriarche de Moscou. Cependant, j’ai eu plusieurs fois l’occasion de visiter votre pays, et je m’en souviens avec emotion. Je me rappelle ma premiere venue a Paris, en 1962, pour une reunion du Conseil ?cumenique des Eglises. Des liens intimes se sont tisses depuis des siecles entre nos deux pays, permettant un enrichissement mutuel. Je suis tres reconnaissant a la France d’avoir, apres la revolution de 1917, accueilli tant d’emigres en provenance de Russie. La France est aussi le pays qui a donne au monde ces remarquables penseurs chretiens que sont Pascal et Bossuet, et, plus proches de nous dans le temps, Yves Congar, Henri de Lubac et Jacques Maritain. Et je ne peux passer sous silence le cardinal Roger Etchegaray auquel je suis lie depuis de longues annees par l’amitie.

Qu’attendez-vous de ce voyage?
Alexis II. Il va me permettre de rencontrer les fideles de notre Eglise?: des descendants des premiers emigres, des ­Russes qui sont venus en France ces dernieres annees, ainsi que des Francais qui sont devenus orthodoxes par l’intermediaire des emigres. Les orthodoxes venus en France de differents pays ont cree des structures ecclesiales qui relevent de diverses Eglises orthodoxes locales et non du patriarcat de Moscou. J’espere que ma rencontre avec leurs representants contribuera au renforcement du temoignage commun et de l’unite des orthodoxes. A Strasbourg, je parlerai devant l’assemblee parlementaire du Conseil de l’Europe. Nous aussi, chretiens eleves dans la tradition orthodoxe, avons notre vision des problemes contemporains. Il serait difficile d’edifier une veritable cooperation paneuropeenne sans prendre en compte notre experience. Et j’ai hate de rencontrer les fideles de l’Eglise catholique et notamment le cardinal Jean-Pierre Ricard et Mgr Andre Vingt-Trois, l’archeveque de Paris, qui m’ont invite dans votre capitale et que je remercie chaleureusement.

Quelle est la situation de votre Eglise ?

Alexis II.
Nous venons de tres loin. Sans doute est-il tres difficile aux Occidentaux de mesurer ce que nous avons traverse. L’Eglise orthodoxe russe a ete l’objet de persecutions sans precedent de la part d’un Etat qui confessait un atheisme militant. Je vous donne juste un exemple?: l’un des plans quinquennaux de l’ere sovietique avait pour objectif qu’en 1937 le nom de Dieu ne soit plus prononce sur le territoire de l’URSS?! Le pays a connu plus de martyrs et de confesseurs de la foi que dans les premiers siecles du christianisme. Depuis la fin du communisme, l’Eglise orthodoxe connait une veritable renaissance. Partout des eglises sont reconstruites ou sortent de terre. De plus en plus de personnes prennent part a la reconstruction de nos structures. Peu a peu, on retrouve le mecenat qui existait avant la revolution… C’est stupefiant?: quand on cree une eglise, on y place un pretre. Six mois apres, on nous demande un deuxieme pretre, puis encore un troisieme. C’est vraiment voulu d’en bas, de la base. Heureusement, il n’y aucun manque de vocations. Autrefois, on se moquait de nous en disant?: « Qui va dans vos eglises?? Des vieilles dames?! » Mais, aujourd’hui, il y a de tres nombreux jeunes a nos offices. Et pourtant les conditions de culte ne sont pas toujours faciles?: on est debout parfois de longues heures, parfois serre dans la foule. En vingt ans, nous avons multiplie par quatre le nombre de paroisses. Mais ce ne sont pas seulement les murs que nous voulons reconstruire, ce sont les ames. Cela passe aussi par une action dans le domaine social, qui etait impossible a l’epoque sovietique. Aujourd’hui, nous sommes presents dans les hopitaux, les maisons de retraite, les prisons, les ecoles. Nous comptons beaucoup sur l’education des jeunes. Je viens d’inaugurer une maison pour 500 adolescents, pres de Moscou.

Quelle lecon tirez-vous de cette histoire ?

Alexis II.
L’Eglise orthodoxe russe considere comme son devoir de faire partager au monde entier son experience douloureuse. La renaissance de la vie ecclesiale en Russie etait impossible a imaginer, il y a trente ans?! Le retour de milliers de personnes au Christ dans les pays postsovietiques redonne espoir en l’avenir du christianisme dans le ­monde?! Grace a sa situation entre l’Europe et l’Asie, l’Eglise russe est appelee a etre un pont entre l’Occident et l’Orient. Son histoire est intimement liee aussi bien aux pays europeens qu’aux civilisations asiatiques.

La presse parle beaucoup d’un voyage du pape a Moscou. Que pouvez-vous en dire??

Alexis II.
La question d’une visite du pape en Russie n’est pas a l’ordre du jour. Cependant, la possibilite d’une rencontre avec le pape de Rome n’a jamais ete rejetee, meme pendant les periodes difficiles. Nous avons toujours pense que la rencontre entre les primats des deux plus grandes Eglises chretiennes devait etre accompagnee d’un veritable progres dans nos relations et non pas seulement etre un geste protocolaire ou un simple evenement mediatique.

En attendant cet evenement, quelle est votre vision de ces relations?
 
Alexis II.
Je suis convaincu qu’un des devoirs principaux de nos Eglises aujourd’hui est la proclamation des valeurs de l’Evangile et de la vie chretienne. Le fondement pour ce temoignage commun se trouve dans la proximite des positions de l’Eglise orthodoxe russe et de l’Eglise catholique romaine sur de nombreuses questions actuelles. Il est evident que plusieurs tendances du ­monde contemporain, telles que la secularisation, le relativisme religieux, la marginalisation de la religion par rapport a la vie sociale, la propagande d’une culture de consommation, la revision des normes ethiques, exigent une reponse commune que les orthodoxes et les catholiques peuvent et doivent fournir. Attaches a la vision des valeurs chretiennes et fideles a la Tradition, nous devons, ensemble, defendre la famille et avertir la societe du caractere nefaste de la « culture de la mort » pronee aujourd’hui, qui veut nous faire accepter l’avortement, l’euthanasie et les « unions » du meme sexe. Sur le plan pratique, l’Eglise orthodoxe russe et l’Eglise catholique disposent d’ores et deja d’une experience positive d’action commune au plan international, par exemple, aupres des institutions europeennes a Bruxelles et a Strasbourg, ainsi qu’aupres de l’Onu, ou nous exprimons ensemble le regard chretien sur l’organisation sociale, les droits et la dignite de l’homme.

Les Francais s’etonnent parfois des liens tres etroits entre votre Eglise et la nation russe. La position de l’Eglise orthodoxe leur parait ambigue a l’egard du nationalisme. Que leur repondez-vous ?

Alexis II.
Tout d’abord, je veux rappeler que, chez nous, l’Eglise est separee de l’Etat, l’Etat ne s’ingere pas dans les affaires interieures de l’Eglise, tout comme l’Eglise ne s’ingere pas dans la vie politique. Pourtant, nous pouvons avoir des objectifs communs et qui touchent la sante ethique de la societe. Par exemple, assurer la paix entre les nations et entre les religions, surmonter des maladies de ce siecle, comme la drogue ou l’alcoolisme. Dans un tout autre domaine, nous collaborons avec l’Etat a la preservation de l’architecture religieuse, ce que l’Eglise ne peut assumer elle-meme.

La Russie a-t-elle necessairement son identite dans l’orthodoxie?

Alexis II. D’apres les sondages, 80?% de la population russe s’identifie a l’orthodoxie. Mais nous avons aussi des millions de musulmans, de juifs, de bouddhistes qui ont leur place dans le pays. Depuis plusieurs annees, nous avons mis en place un conseil interreligieux, au sein duquel les representants des differentes religions se rencontrent et discutent de problemes communs.

Croyez-vous que l’Occident comprenne vraiment la Russie?

Alexis II.
Je ne pense pas que nous ­devions evaluer le niveau de notre comprehension mutuelle. Une chose est ­evidente?: cette comprehension est aujourd’hui indispensable. Elle est le gage du developpement harmonieux de l’Europe et du monde. Comme le disait Blaise Pascal?: « Pour comprendre, il faut aimer. » J’espere que c’est ainsi – dans l’esprit d’amour et de paix – que nous chercherons a nous comprendre les uns les autres. Nous n’avons pas d’autre voie. En suivant ce chemin, l’Eglise orthodoxe russe pourra prouver son ouverture et son desir de temoigner, ensemble avec les chretiens d’Occident, des valeurs eternelles de l’Evangile devant le monde contemporain.

Comment voyez-vous l’avenir du christianisme dans l’Occident??

Alexis II. Nous sommes temoins de la fin d’une longue crise spirituelle qui a frappe l’Occident chretien, tout comme l’Orient postcommuniste. L’experience a montre qu’il est impossible d’assurer un avenir a notre monde sans s’appuyer sur les valeurs ethiques traditionnelles. La conclusion qui peut en etre tiree, c’est que rien ne peut etouffer le principe spirituel de l’homme. L’avenir du christianisme en Occident, et dans le monde en general, depend de la facon dont les disciples du Christ seront prets a preserver aujourd’hui la Verite, a garder intact le depot de la foi recu des generations qui nous ont precedes. La fidelite au Christ et l’obeissance aux commandements de Dieu resteront-elles les fondements de la vie des chretiens contemporains?? Le sens de la responsabilite face a l’Eternite sera-t-il la mesure de tous nos actes ? Resisterons-nous aux tentations et aux epreuves de ce monde ? La reponse de chaque chretien determinera l’avenir de la civilisation chretienne.

 
© Hebdomadaire chretien ‘La Vie’, Paris, 27 septembre 2007

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